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JURIDICA INTERNATIONAL. LAW REVIEW. UNIVERSITY OF TARTU (1632)

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On the Role of Consistency of the LegalSystem in a Democratic Republic

XVI/2009
ISBN 978-9985-870-26-6

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Le concept estonien de référendum sur d’ «autres questions d’intérêt national»: tentative de définition

1. Introduction

L’article 56 de la Constitution de la République d’Estonie (ci-après CRE) du 28 juin 1992 consacre le droit pour le peuple, à qui elle reconnaît, en son article 1er , la qualité de « détenteur du pouvoir étatique suprême », d’exercer ce pouvoir, à travers les citoyens-électeurs, au moyen de l’élection du Parlement ou par la voie du référendum. Dans ce dernier cas, le peuple peut être appelé à se prononcer sur diverses questions qui ont un intérêt particulier pour l’État et ainsi rendre incontestable, en termes de légitimité démocratique, toute décision qui en émane.

L’objet de ces questions est assez varié, si l’on en croit l’article 105 CRE, en vertu duquel un référendum peut porter sur l’adoption d’un texte de loi ou sur toute « autre question d’intérêt national ».  *1 Ainsi, le recours à cette institution de démocratie directe ne se limite pas uniquement au vote populaire sur un projet de loi, qu’il soit de nature législative ou constitutionnelle. De même, la dernière Constitution en vigueur en Estonie, avant l’occupation soviétique, celle de 1938, ne réduisait pas le référendum à un seul usage normatif, comme c’était le cas dans la Constitution de 1920. D’ailleurs, la formule employée par le constituant de 1992 est très proche de celle qui apparaît pour la première fois dans la Loi fondamentale de 1938 où le droit référendaire pouvait être exercé « sur une question importante touchant aux intérêts de l’État » (art. 98 al. 1er ).

Les citoyens estoniens ont donc la possibilité d’être pleinement associés à la résolution des grandes questions de la vie publique. Du moins en théorie, car depuis l’entrée en vigueur de l’actuelle Constitution, seul un référendum national a été organisé en Estonie, à savoir celui du 14 septembre 2003.

Parmi les deux grandes catégories de votation populaire que connaît le droit constitutionnel estonien, la première, définie dans un cadre strictement normatif, suscite bien moins d’interrogations que la seconde aux contours indéterminés et au contenu indéfini. Quelles sont ces « autres questions d’intérêt national » ou, si nous traduisons mot à mot la terminologie estonienne, ces « autres questions de la vie de l’État  *2 » auxquelles renvoie l’article 105 CRE, sans plus de précisions ? C’est ce que nous allons tenter de définir dans le présent article. Bien qu’énigmatique sur ce point, la Constitution estonienne nous laisse deux pistes à explorer. D’une part, que la question soumise au vote présente un intérêt pour l’État, que son enjeu revête une importance particulière pour la nation. D’autre part, que le référendum porte sur des questions n’ayant pas pour objet l’adoption d’un texte normatif.

2. Un référendum sur des questions d’importance nationale

Si un référendum peut ne pas avoir pour objet l’adoption d’un projet de loi, il doit, dans ce cas, obligatoirement porter, nous dit l’article 105 CRE, sur une « question relative à la vie de l’État », ou, pour dire autrement, une question d’intérêt national.

Mais, comment définir alors ce qui relève de la vie de l’État, ce qui présente un intérêt national ? Pour y répondre, nous avançons deux hypothèses. La première est qu’il n’appartient qu’au Parlement national, au Riigikogu, de déterminer ce qui constitue une question d’intérêt national pouvant être soumise au vote populaire. La seconde est que ces questions d’intérêt national ne sauraient concerner que des enjeux d’envergure étatique par opposition aux questions d’intérêt purement local, lesquelles pourraient faire l’objet de référendums locaux.

2.1. Constituent un intérêt national les questions que le Riigikogu reconnaît comme telles

Les référendums sur « d’autres questions d’intérêt national » ne sauraient, selon nous, se restreindre à interroger le corps électoral à propos de questions ayant uniquement une incidence sur l’existence de l’État. L’expression estonienne de « questions sur la vie de l’État » ne doit pas être prise au pied de la lettre. Elle s’entend, plus largement, de tout ce qui, pour l’État, présente un caractère essentiel.

Cependant, aucune norme ne précise ce qui est essentiel pour l’État. On se situe donc dans un domaine qui n’est pas de l’ordre du juridique mais du politique, où seul le Parlement est à même de dire ce qui constitue une question d’intérêt national. Cette compétence relève exclusivement du Riigikogu car il est le seul, en vertu de l’article 105 CRE, à pouvoir décider de la tenue d’un référendum. C’est là une différence fondamentale par rapport à la Constitution de 1938 qui prévoyait, comme nous l’avons indiqué, la possibilité de consulter le peuple sur une question importante touchant aux intérêts de l’État, mais seulement lorsque le chef de l’État le jugeait nécessaire. Tout référendum étant, selon le droit constitutionnel estonien en vigueur, d’initiative parlementaire, il n’appartient qu’au Riigikogu d’apprécier l’opportunité de s’adresser au peuple sur une question qu’il désignera lui-même comme étant d’importance nationale.

Ces « autres » questions d’intérêt national, comme le souligne pertinemment Rait Maruste, relèvent ainsi essentiellement de la décision politique, à laquelle il appartient à l’organe politique représentatif de la Nation, au Riigikogu, de prendre part et de déterminer leur contenu.  *3

Ce concept est donc à rapprocher de celui que connaît le droit espagnol sous le terme de « décisions politiques d’une importance particulière » (art. 92-1 Const. espagnole). À l’égard de ce dernier, il est dit que, quoi qu’étant un concept juridique indéterminé, son sens est clair, à savoir, « laisser à l’initiateur du référendum une marge de liberté d’une ampleur extraordinaire [c’est nous qui soulignons]».  *4

La seule limite que nous trouvons à cette liberté du Riigikogu dans la définition de ce qui pourrait être une question d’intérêt national susceptible de référendum est celle qui correspond au domaine de compétence du Riigikogu fixé dans la Constitution. Bien que très étendu, ce domaine n’est pas illimité. Ainsi, l’article 65, point 16 CRE dispose que le Parlement a le pouvoir de régler « tout autre question d’intérêt national qui, selon la Constitution, ne relève pas de la compétence du Président de la République, du Gouvernement de la République, des autres organes de l’État ou des collectivités locales ».

Par conséquent, une question non normative peut être soumise au référendum si elle présente, selon la libre appréciation du Riigikogu, un intérêt pour l’État et si elle ne relève pas de la compétence d’une autre autorité étatique que celle du Parlement ou d’un organe d’une collectivité locale.

2.2. Les questions d’intérêt national par opposition aux questions d’intérêt local

Si l’article 105 CRE ne peut être invoqué pour organiser un référendum non normatif qu’à la condition que la question qui en est l’objet présente un intérêt pour la vie de la Nation, inversement, cela signifie que toute question qui intéresse la vie de la Nation ne peut être soumise au vote populaire que sur le fondement de l’article 105 CRE. Elle ne saurait donc faire l’objet d’un référendum au niveau local.

Sur ce point précisément, s’est produit en Estonie un événement assez insolite au cours de l’été 1993 qui, finalement, donna l’occasion à la plus haute instance juridictionnelle du pays – la Cour d’État – de se prononcer pour la première fois, non seulement, sur une question relative au référendum mais aussi de tracer une ligne de partage entre le référendum d’intérêt national et le référendum d’intérêt local.  *5 Les faits qui ont mené à cette affaire étaient les suivants.

En réaction contre certaines lois  *6 qu’ils jugeaient discriminatoires à l’égard d’une grande partie de leurs électeurs, les conseils municipaux des villes de Narva et de Sillamäe, dont la population est majoritairement russophone, prirent la décision d’organiser sur leur territoire respectif un référendum et de demander à leurs administrés s’ils souhaitaient que leur ville eût le statut d’autonomie nationale territoriale au sein de la République d’Estonie.  *7 Le référendum de Narva eut lieu les 16 et 17 juillet 1993  *8 et celui de Sillamäe, le 17 juillet 1993  *9 , malgré le grief d’inconstitutionnalité et d’illégalité soulevé par le chancelier du droit.

Ayant reçu une réponse négative de la part des deux conseils municipaux à la proposition d’annuler les décisions litigieuses, le chancelier du droit d’alors, Eerik-Juhan Truuväli, saisit la Cour d’État pour lui demander, en sa qualité de juge constitutionnel, d’annuler lesdites décisions, ce qu’elle fit.  *10 La chambre des recours constitutionnels de la Cour d’État retint notamment que « la tenue d’un référendum sur la question de l’autonomie nationale territoriale est en dehors de la compétence d’une collectivité locale et contraire à l’article 154 al. 1 de la Constitution » dans la mesure où « la création d’une entité autonome nationale territoriale n’est pas une question d’intérêt local mais une question nationale » qui doit être décidée selon la procédure décisionnelle de niveau étatique.

3. Un référendum sur des questions non normatives

L’alternative prévue à l’article 105 al. 1er CRE, matérialisée par la conjonction de coordination « ou », entre la possibilité de soumettre au référendum un projet de loi et celle de soumettre au référendum d’autres questions d’intérêt national, n’a véritablement de sens que si elle met en opposition les référendums normatifs aux référendums non normatifs. C’est donc bien de ces derniers dont il est question dans la seconde partie de phrase de l’article 105 al. 1er CRE, nonobstant le fait que cette disposition se trouve inscrite dans le chapitre de la Constitution relatif à la législation. Cet emplacement ne doit pas nous induire en erreur.

Si les référendums sur d’autres questions d’intérêt national entrent dans la catégorie des référendums exclusivement non normatifs, il importe, pour être en mesure de mieux les identifier, de définir ce qu’il faut entendre par « non normatif ». Quel peut être l’objet d’une question non normative soumise au référendum ? Nous y répondrons en étudiant, en premier lieu, son aspect formel et en second lieu, son aspect matériel.

3.1. L’aspect formel des questions autres que normatives

Sur le plan formel, l’élément caractéristique de ces questions autres que normatives ne ressort qu’en contraste avec celles dont font l’objet les référendums portant sur des projets de loi. Contrairement à ces derniers où le corps électoral est appelé à s’exprimer sur l’adoption ou le rejet d’un projet de loi complètement rédigé, le référendum de la seconde catégorie (nous ne disons pas qu’elle est une catégorie secondaire de référendums !) peut porter sur un texte ayant la forme d’une simple question de principe ou d’une proposition concrète, dite encore « proposition non-formulée », selon la distinction retenue par la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise).  *11

Le fait qu’ils n’aient pas pour objet de soumettre au vote des citoyens un projet rédigé sous forme de loi, ne signifie pas pour autant que les référendums sur d’autres questions d’intérêt national se présentent exclusivement sous la forme de questions de principe ou de propositions non-formulées. Il peut aussi s’agir d’interroger le peuple sur un texte dûment rédigé non pas sous la forme d’une loi mais sous la forme d’une résolution.

On le sait, le référendum donne l’occasion au peuple d’agir, en final, à la place du Parlement pour accomplir des fonctions qui lui sont normalement dévolues. Or, les fonctions du Parlement ne sont pas toutes du domaine législatif ; nous dirions ici, du domaine normatif, afin d’y inclure les questions constitutionnelles. C’est ainsi qu’en plus du pouvoir d’adopter des lois, l’article 65 ch. 1 CRE reconnaît au Riigikogu celui d’adopter des résolutions (« otsus » en estonien). En ayant recours à ces dernières, le Riigikogu est en mesure d’exercer ses attributions extra-législatives, c’est-à-dire, au regard de la doctrine juridique estonienne  *12 , d’accomplir des fonctions tant juridictionnelles  *13 qu’administratives.  *14 Le peuple peut donc être amené à légitimer par la voie référendaire toute décision du Riigikogu prise sous la forme d’une résolution dans les domaines qui relèvent de ses compétences juridictionnelles et administratives, de la même façon qu’il peut le faire en ce qui concerne le domaine normatif, par l’adoption de projets de loi. Sous un angle purement formel, les textes juridiques auxquels fait référence l’article 65, point 1 CRE (lois et résolutions) peuvent être adoptés par référendum.

Finalement, le référendum portant sur des résolutions prises par le Riigikogu est à rapprocher de la catégorie, connue en droit suisse, des « référendums administratifs », lesquelles portent sur des arrêtés pris par l’Assemblée et qui ne contiennent pas de règles de droit.  *15

On le comprend bien, lorsque nous employons ici l’adjectif « normatif », il doit être entendu stricto sensu, c’est-à-dire comme synonyme de « projet de loi rédigé ». Le présent point concerne donc, plus précisément, les référendums sur des questions, d’un point de vue formel, autres que l’adoption de projets de loi rédigés. Cela n’empêche pas qu’une question n’ayant pas pour objet l’adoption d’un projet de loi rédigé puisse, sur le plan matériel, avoir un contenu normatif (législatif ou constitutionnel), comme nous allons le démontrer maintenant.

3.2. L’aspect matériel des questions autres que normatives

Que ce soit pour adopter un projet de résolution ou pour répondre à une simple interrogation sur un sujet quelconque d’intérêt national, l’objet qui est soumis au référendum ne doit pas, dans son contenu, être en relation avec l’une des matières auxquelles renvoie l’article 106 al. 1er CRE. Celui-ci dispose que « les questions relatives au budget, aux impôts, aux obligations financières de l’État, à la ratification et à la dénonciation des traités internationaux, celles tendant à décréter et à mettre fin à l’état d’urgence et celles concernant la défense nationale ne peuvent être soumises au référendum ». L’exclusion du domaine référendaire des matières mentionnées à l’article 106 al. 1er CRE s’applique aux référendums sur d’autres questions d’intérêt national, tout comme aux référendums normatifs, et ce dans les mêmes conditions que ces derniers et avec les mêmes réserves.

Intéressons-nous alors à présent, plus en détails, au contenu matériel que peuvent avoir ces référendums. En premier lieu, lorsque la question concerne l’adoption d’un projet de résolution et en second lieu, lorsqu’il est demandé au peuple de ne répondre qu’à une question de principe, voire de statuer sur une proposition non-formulée.

Dans le cadre des référendums portant sur des projets de résolution parlementaire, le peuple serait en droit de statuer sur des questions relevant du domaine de la justice comme par exemple le fait de savoir si une action pénale peut effectivement être engagée contre une haute autorité étatique (telle que le Président de la République, un ministre ou le chancelier du droit) ainsi que le prévoient les articles 85, 101, 138 et 145 CRE. Dans ce domaine, il peut aussi s’agir de prendre une décision sur le fait d’accorder ou pas une amnistie à des individus condamnés par les tribunaux. Contrairement à plusieurs droits étrangers  *16 , le droit estonien ne fait pas obstacle à la tenue de référendums pour l’adoption d’un acte d’amnistie.  *17

S’agissant des référendums sur des questions de principe ou des propositions concrètes, la nature des questions susceptibles d’être posées peut être regroupée en deux catégories selon qu’elles ont ou non une orientation ou une perspective normative. Le cas le plus classique où de tels référendums présentent un caractère normatif apparaît lorsque le peuple doit trancher une question, dont la réponse positive invite le Gouvernement et le Parlement à travailler sur la préparation d’un projet de loi, pour concrétiser la volonté populaire sur la question objet du vote et la traduire, au final, sous une forme normative. La question posée n’est pas liée à un projet de texte de loi concret, préalablement rédigé et adopté par le Parlement mais elle est liée à une proposition abstraite qui, pour se réaliser, devra être transformée, ultérieurement, en projet de loi. Par exemple, pour ne citer que celui-là, le fait de demander aux électeurs s’ils sont favorables à une interdiction de la vente d’alcool dans tel ou tel lieu public et de telle à telle heure. On pourrait qualifier cette catégorie de référendum de « référendum ante-legem », selon l’expression des constitutionnalistes français Joseph Barthelemy et Paul Duez, qui le définissent, par opposition au « référendum post-legem », comme étant un référendum portant sur une simple question et dont le texte définitif sera élaboré après le vote au Parlement.  *18

Il y a enfin le cas où le référendum ne présente aucun caractère normatif et où la question posée au vote se limite à demander au peuple d’approuver la réalisation d’un projet concret, comme, pour citer l’exemple donné par Jüri Põld  *19 , la construction d’une centrale nucléaire sur le territoire estonien.

Parmi les référendums sur d’autres questions d’intérêt national à caractère normatif, que nous qualifions de référendums ante-legem, il est possible de retrouver la dichotomie classique appliquée aux référendums normatifs entre référendum constitutionnel et référendum législatif. Effectivement, la question de principe à laquelle le corps électoral est convié à répondre peut conduire à la préparation d’un projet de loi soit de nature législative soit de nature constitutionnelle en fonction de l’objet de la question. Par conséquent, la liste, établie à l’article 106 al. 1er CRE, des matières exclues du champ référendaire, qui n’est pas applicable aux référendums constitutionnels  *20 , ne le serait pas non plus, selon nous, aux référendums sur des questions de principe ayant une nature constitutionnelle. L’article 106 al. 1er CRE ne pouvant alors faire obstacle à la tenue d’un référendum sur une autre question d’intérêt national qu’à condition que ce soit au pouvoir législatif et non au pouvoir constituant qu’il appartiendra, à l’issue des résultats du référendum, de concrétiser la volonté du peuple dans un texte de loi.

En ce qui concerne les référendums non normatifs de portée constitutionnelle, il faut observer que ceux-ci présentent les mêmes caractéristiques que celles décrites chez les référendums constitutionnels, à savoir, selon une typologie admise par la doctrine contemporaine, le fait d’être constituants, de révision constitutionnelle ou de souveraineté.  *21

En tant que référendum constituant, le référendum sur une autre question d’intérêt national consiste à demander au peuple de se prononcer sur la fondation d’un nouvel ordre constitutionnel en rupture avec le précédent, ce qui, en général, concerne la forme de gouvernement qui sera institué par la future Constitution. Selon nous, une illustration exemplaire de ce cas, que nous tirons de l’histoire de la pratique référendaire estonienne, nous est offerte par le référendum des 23, 24 et 25 février 1936. À cette occasion, le chef de l’État de l’époque, Konstantin Päts, posa aux électeurs la question de savoir s’ils acceptaient de lui donner le mandat de convoquer une Assemblée nationale constituante ( Rahvuskogu )  *22 , dont la mission serait de modifier la Constitution ou d’en élaborer une nouvelle. Or, la Constitution de 1920 (même après sa révision en 1933) ne donnait pas compétence au chef de l’État pour initier un référendum sur une matière constitutionnelle ou sur tout autre matière. La rupture par rapport au texte constitutionnel en vigueur apparaît notamment dans la mesure où la procédure de révision constitutionnelle n’a pas été suivie. En soutenant l’idée du chef de l’État de convoquer une Assemblée nationale pour modifier la Constitution  *23 , le peuple choisit, du même coup, de recourir à un mode de révision constitutionnelle autre que celui qui était prévu à cet effet, à savoir, au terme de l’article 88 de la Constitution de 1920, de se prononcer lui-même par référendum sur la modification de la Constitution.  *24 L’année 1936 a vu le peuple estonien non pas agir en tant que pouvoir constituant institué, dans le cadre fixé par la Constitution, mais bien en tant que pouvoir constituant originaire, pouvant s’affranchir des dispositions constitutionnelles, même celles qui lui attribuent des compétences fondamentales pour réviser la Constitution.  *25

Est également envisageable le référendum non normatif de révision de la Constitution qui se caractérise par le fait de soumettre au peuple une question de principe sur l’opportunité de réviser la Constitution soit dans sa totalité soit partiellement en ne visant que certaines de ses dispositions. Dans le cas d’une révision partielle, la question qui, si la réponse est positive, doit conduire les autorités concernées à modifier le texte constitutionnel conformément à la décision populaire, peut se rapporter à n’importe quelle disposition de la Constitution, y compris celles qui entrent dans le domaine des matières mentionnées à l’article 106 al. 1er CRE. Ainsi, on peut très bien imaginer qu’un référendum soit organisé, par exemple, sur la question de savoir si le service militaire obligatoire doit être maintenu ou supprimé. Certes, l’article 106 CRE exclut du champ référendaire les questions de défense nationale, mais seulement si le référendum a un objet infraconstitutionnel. Or, demander au peuple de statuer sur la question de l’abandon de la conscription, cela revient indirectement à l’interroger sur l’opportunité de réviser l’article 124 al. 1er CRE qui constitue le fondement du service militaire obligatoire en Estonie. Il s’agit là d’une question constitutionnelle de principe qui, si le peuple y répondait favorablement, appellerait inévitablement une modification des dispositions de l’article 124 CRE et de la législation qui, comme le prévoit cet article, précise les modalités de la participation des citoyens estoniens à la défense nationale.

Le type de référendum qui caractérise certainement le mieux ceux que nous qualifions de référendums non normatifs de portée constitutionnelle est celui que l’on désigne sous le terme de « référendum de souveraineté ». Ce dernier est défini comme ne comportant que « rarement une révision formelle de la Constitution » mais sanctionnant « une réorientation spatiale, structurelle ou internationale de l’État qui modifie les éléments fondamentaux de la souveraineté de ce dernier ».  *26 Ce type de référendum est d’ailleurs très proche de celui connu en droit international sous le nom de « référendum d’autodétermination » en ce sens que, dans l’un comme dans l’autre cas, il est question de modification de territoire ou d’autodétermination de populations locales.  *27 Outre qu’il puisse avoir pour objet le démembrement du territoire national, le référendum de souveraineté a pour particularité de permettre au peuple de décider du transfert de prérogatives régaliennes de l’État, de ses pouvoirs souverains, vers des entités soit supra-étatiques (organisations internationales ou supranationales), soit infra-étatiques (comme les collectivités régionales).

La consultation populaire du 14 septembre 2003 donne, selon nous, un exemple concret d’application en Estonie de ce type de référendum avec la question de l’adhésion à l’Union européenne. Question qui, bien que légitime sur le plan politique car largement réclamée par l’opinion publique, soulevait des difficultés sur le plan juridique au regard notamment de la Constitution. En effet, alors que les partis politiques représentés au Riigikogu s’étaient finalement tous mis d’accord en mars 2001 sur la nécessité d’organiser un référendum sur cette question en tant qu’elle était fondamentale pour la vie de l’État  *28 , certains jugeaient au contraire que la question ne pouvait pas faire l’objet d’un référendum étant donné l’interdiction posée à l’article 106 CRE s’agissant des questions relatives à la ratification des traités internationaux. Il est vrai que dans son étude juridique réalisée en 1996 pour le compte du Gouvernement estonien  *29 , McKenna & Co proposait notamment de modifier l’article 106 CRE afin d’y faire figurer une exception permettant de rendre possible la tenue d’un référendum sur la question de l’adhésion à l’Union européenne. On le sait, le Riigikogu parvint à surmonter ce problème juridique en abandonnant son projet d’organiser le même jour deux référendums, l’un portant sur l’amendement de la Constitution et l’autre sur l’adhésion à l’Union  *30 et en choisissant à la place de coupler ces deux questions en un seul référendum.  *31 De ce fait, le référendum de septembre 2003 n’est pas un exemple à part entière de référendum sur une autre question d’intérêt national. Parmi les raisons qui ont conduit le Riigikogu à ne pas s’engager sur la voie d’un référendum séparé sur la question de l’adhésion se trouve précisément celle de la supposée non-conformité à l’article 106 al. 1er CRE. Ceci étant, nous ne sommes pas d’accord avec ceux qui considèrent que ce référendum n’avait, d’un point de vue juridique, que pour seul objet l’adoption de la loi portant amendement de la Constitution.  *32

Nous pensons qu’un référendum aurait parfaitement pu avoir lieu sur la seule question consistant à demander au peuple s’il était favorable ou non à l’adhésion de l’Estonie à l’Union européenne et ce, sans que cela n’entre en conflit avec l’article 106 CRE. Ceci pour la bonne et simple raison qu’il s’agît de référendum de souveraineté appartenant par conséquent, d’un point de vue matériel, à la catégorie des référendums constitutionnels pour lesquels l’article 106 al. 1er CRE ne saurait faire obstacle. Rappelons les conclusions sur ce point du rapport d’expertise sur la Constitution estonienne qui viennent à l’appui de notre thèse en ce qu’elles soutiennent qu’un référendum sur la question de l’adhésion à l’Union européenne est possible, voire souhaitable, nonobstant les dispositions de l’article 106 al. 1er CRE. On peut y lire ceci : « L’adhésion à l’Union européenne ne peut certainement pas être considérée comme la simple ratification d’un traité international, qui ne peut faire l’objet d’un référendum. Il s’agit d’un choix d’intérêt national d’une extrême importance qui entraîne par ailleurs une modification du chapitre 1er de la Constitution, laquelle n’est possible, selon l’article 162 de la Constitution, que par référendum. »  *33

Puisqu’il a été admis que le peuple peut se prononcer par référendum sur l’adhésion de l’Estonie à l’Union européenne, c’est-à-dire, sur la question de principe de la ratification du traité d’adhésion, faut-il en conclure que toute nouvelle étape du processus d’intégration européenne découlant de la modification des traités pourrait, de la même façon, faire l’objet d’un référendum et plus précisément, d’un référendum de souveraineté ? Rien n’est moins sûr, si l’on s’en tient aux idées et aux principales tendances qui se sont dégagées des débats juridiques et parlementaires ayant eu lien autour de la question de la ratification en Estonie du traité établissant une Constitution pour l’Europe entre fin 2004 et 2006.

A nouveau, la disposition de l’article 106 al. 1er CRE fut mise en avant par une majorité de groupes parlementaires pour justifier l’impossibilité d’organiser un référendum sur la question dudit traité constitutionnel.  *34 Un point de vue que nous ne partageons pas, étant donné qu’il laisse à penser que l’article 106 al. 1er CRE aurait une emprise également sur les référendums constitutionnels, ce qui est totalement faux. Le fait notamment de considérer qu’il n’est pas possible, sur la base de cet article, d’organiser un référendum de souveraineté sur le traité constitutionnel européen, c’est-à-dire de demander au peuple son approbation de principe aux modifications substantielles des traités fondateurs de l’ordre juridique communautaire qui ont une incidence sur la répartition des compétences de la souveraineté nationale ou les conditions d’exercice de celles-ci, cela revient à faire de l’article 106 al. 1er CRE un obstacle à l’organisation d’un référendum constitutionnel, ce qui, comme nous l’avons indiqué plus haut, n’est pas le sens de cette disposition. Cette erreur que beaucoup commettent vient peut-être moins d’une mauvaise interprétation de l’article 106 al.1er CRE et d’une confusion à cet égard entre référendum législatif et référendum constitutionnel que d’une mauvaise appréciation de la nature juridique des référendums portant sur l’approbation de principe des traités modificateurs des textes fondateurs de l’Union européenne, lesquels ont une incidence sur l’exercice de la souveraineté de l’État. Ce sont là des questions de nature constitutionnelle qui se distinguent formellement de celles se rapportant aux projets de loi de ratification des traités internationaux, qui sont de nature législative et qui, par conséquent, ne peuvent être soumises à référendum.

Selon l’opinion juridique dominante, un référendum ne pouvait avoir lieu sur la question liée au traité constitutionnel européen qu’a condition qu’il soit nécessaire de réviser la Constitution avant de pouvoir ratifier le traité. En estimant que le référendum n’était juridiquement possible que s’il était obligatoire du fait de la nécessité de réviser la Constitution, on admettait qu’un référendum sur une autre question d’intérêt national ne puisse avoir pour objet l’approbation d’un traité international, y compris d’un traité sur l’Union européenne, à moins que la question de principe ne soit associée, comme ce fut le cas pour le référendum de septembre 2003, à la question d’une révision de la Constitution. En fin de compte, le débat autour de la question de savoir si un référendum pouvait porter sur le traité constitutionnel européen permet de mieux comprendre le précédent référendaire de septembre 2003. L’un et l’autre cas mettent en évidence qu’un référendum de souveraineté se rapportant à un traité international ne serait possible en Estonie que s’il est associé à un référendum de révision constitutionnelle.

Le Riigikogu décida finalement que la ratification du traité établissant une Constitution pour l’Europe se fasse sans qu’il y ait lieu d’organiser au préalable un référendum étant donné que ledit traité n’était en contradiction ni avec la Constitution estonienne, ni avec la loi portant amendement de la Constitution  *35 , comme en conclut le groupe de travail sur l’analyse constitutionnelle du traité établissant une Constitution pour l’Europe dans son étude remise à la commission des lois constitutionnelles du Riigikogu en décembre 2005.  *36 Par ailleurs, il est intéressant de souligner que l’étude en question montre que ce n’est pas parce que la Constitution ne doit être révisée qu’un référendum n’a aucune raison d’être. Les experts indiquent que si tel est le cas d’un point de vue juridique, rien empêche le Parlement, sur le plan politique, de décider de réviser la Constitution et notamment la loi portant amendement de la Constitution conduisant ainsi obligatoirement à la tenue d’un référendum.  *37

4. Conclusion

La catégorie estonienne des référendums sur d’autres questions d’intérêt national permet donc au Parlement d’interroger le peuple sur des questions qui n’ont pas de caractère normatif, en ce sens qu’elles n’ont pas directement pour objet l’adoption d’un projet de loi législatif ou constitutionnel, mais qu’il estime, en tant qu’elles relèvent de son domaine de compétence, être d’un intérêt capital pour la nation. Il s’agit, par conséquent d’un concept qui est difficilement maîtrisable sur le plan juridique et beaucoup plus compréhensible d’un point de vue politique.

Un bref aperçu des droits étrangers européens, nous montre que l’Estonie n’est pas un cas exceptionnel dans le fait que le référendum puisse être déconnecté d’une conception purement normative. Il en est ainsi plus généralement dans les pays d’Europe centrale et orientale  *38 , mais aussi dans certains pays d’Europe occidentale  *39 , qui utilisent des expressions ressemblantes à celle qui est connue en Estonie sous le vocable de « référendums sur des questions d’intérêt national ». Cependant, il est important de souligner, et nous terminerons par là, que la Constitution reconnaît un effet juridique obligatoire à la réponse issue du référendum, même si la question soumise à l’arbitrage populaire ne se rapporte pas à l’adoption d’un texte normatif. L’article 105 al. 3, 2e phrase, CRE dispose en effet que « la décision du référendum s’impose à tous les organes de l’État ». Ainsi, non seulement le Riigikogu, en tant qu’autorité à l’origine de la procédure référendaire, mais aussi tous les autres organes étatiques, sont juridiquement liés par le résultat du référendum, quelle qu’en soit la question. Le référendum sur d’autres questions d’intérêt national est donc, en droit estonien, un référendum décisionnel alors que ce dernier se définit comme une « consultation [qui] est suffisante pour modifier le droit positif ».  *40 Encore un élément de la complexité de cette catégorie estonienne de référendum que nous avons tentée de définir.

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pp.65-72